Dans la nuit..

Quelques plumes noires d’ébène voletèrent dans le ciel scintillant d’étoiles, faiblement éclairé par une lune décroissante. Un battement d’ailes se fit entendre, puis un bruit sourd, difficile à percevoir. L’ange se posa sur le toit, un genou à terre, mains posées sur les tuiles pour se stabiliser. Il déploya une dernière fois ses immenses ailes sombres, puis les replia dans son dos, mais ne les fit pas rétrécir. Pas ce soir. Ce soir, il voulait se montrer à la nuit tel qu’il était. Il se releva lentement, dépliant sa silhouette fine et de grande taille. Ses doigts fins passèrent dans ses cheveux de jais pour les chasser de devant ses yeux, et il leva la tête vers les cieux dégagés, fixant quelques instants la lune. Il n’était pas sorti de la semaine, pour ne pas croiser un lycanthrope plus ou moins affamé dans les rues de la ville, ou sur les toits. Une brise se leva, léchant la peau pâle de l’être ailé, et le faisant frissonner. Quelques plumes tombées sur le toit s’envolèrent, et il les contempla alors qu’elles continuaient leur chemin, dérivant au vent, indépendamment des ailes auxquelles elles étaient fixées un peu plus tôt. Cette pensée fit sourire l’ange déchu. Il prit une profonde inspiration, gorgeant ses poumons de l’air frais de la nuit. Au loin, une église sonna les deux heures du matin.

Un miaulement à ses pieds le sortit de ses pensées, et il baissa la tête pour voir un chaton tout blanc se frotter à ses jambes. Un rire léger, naturel, s’échappa de sa gorge, et il s’assit sur les tuiles peu confortables pour pouvoir caresser le félin. L’animal leva vers lui deux émeraudes sombres, alors qu’un ronronnement se faisait entendre. La main de l’ange s’enfouit dans le pelage blanc, sur le cou du chat, et son pouce vint caresser un point qu’il savait sensible chez cette petite boule de poils, juste derrière l’oreille droite. Un miaulement de satisfaction se fit entendre, faisant sourire Eric. Le chaton entreprit d’escalader ses jambes mi-repliées , et vient se rouler en boule sur les cuisses de son maître, tout contre son ventre. L’ange contempla longuement l’animal, un sourire à la fois amusé et attendri aux lèvres, puis il souffla à l’adresse de celui-ci :

« Et bien, Louka.. tu m’as suivi jusqu’ici ? »

Un simple miaulement lui parvint en guise de réponse, et il leva les yeux au ciel, amusé. Ses ailes se replièrent autour d’eux, les entourant d’un cocon de plumes noires, et Eric leva la tête vers le ciel, qu’il observa silencieusement. Il se sentait bien. Il n’avait pas envie de bouger d’ici pour le moment.

Ambroise détestait les vacances prolongées... il était devenu dépendant de la scène, de l'ivresse ressenti lorsque l'art devenait un pont le faisant communier avec le public, le chant transcendant les émotions et les portant à leur maximum d'intensité, ajoutant la mélodie de la musique à celle plus naturelle des mots. Cela faisait maintenant une semaine qu'il était au repos, et il avait tendance à être sur les nerfs, comme trop chargé de tous ces sentiments qu'il n'avait pu libérer, exprimer au travers de sa voix.

Voulant éviter de faire profiter de son humeur massacrante à Lawrence, il était parti respirer une bonne dose d'air frais, espérant que cela calmerait le brasier intérieur qui enflait à un tel point que le chanteur était étonné de ne pas voir des flammes sortir des pores de sa peau pour venir lécher celle-ci de caresses brûlantes. Jouissant de la vue magnifique du ciel dont les astres n'étaient voilés par aucun nuage étendant ses lambeaux gris, l'ange déchu recouvrait peu à peu un calme intérieur, une sorte d'harmonie.

C'est alors qu'aux étoiles se superposa l'image d'une sombre silhouette, silhouette dont la forme était pour le moins étange dans l'obscurité. Sa curiosité aiguisée, Ambroise décida d'aller voir de plus près de quoi il s'agissait. Libérant ses ailes, il éprouva pendant un intant éphémère la joie de voler. Quelle extase cela avait été que la première fois où il avait pu étendre ces voiles de plumes et parcourir le ciel! Aterrissant sur le toit, il découvrit un ange noir dont les ailes dérobaient aux regard indiscret le spectacle de son corps. Nul doute que son congénère l'avait repéré, et de toute façon le chanteur n'avait rien fait pour se cacher, il prit donc la parole, ce le plus poliment du monde.

"L'éther nous offre un superbe spectacle ce soir... n'est-ce pas?"

Un battement d’ailes étranger se fit entendre, mais l’ange déchu ne tressauta pas le moins du monde, fixant sans ciller l’immensité bleue qui le domine. Comme un défi silencieux entre les cieux et lui. Qui détournerait le premier le regard ? Cette haine et ce sentiment d’injustice qu’il aurait pourtant dû éprouver envers la religion et le Seigneur lui-même n’existaient pas, à son grand désarroi. Il ne parvenait pas à éprouver de la rancœur envers qui que ce soit. La seule personne qu’il eût haï jusqu’à aujourd’hui était morte. Cela lui avait coûté sa place dans les cieux. Il savait au fond de lui que nourrir une haine envers Lui ne ferait qu’attirer Son courroux, et il ne désirait pas tenter cette expérience, aussi intéressante fût-elle aux yeux des autres.

L’être ailé, qu’il supposa à juste titre être l’un de ses congénères, se posa sur le toit à plusieurs mètres de lui. Le chaton au pelage blanc comme neige releva la tête et tourna son regard vert sombre vers le nouvel arrivant, sa queue se balançant lentement à un rythme connu de lui seul. La main de l’ange continuait de caresser l’animal sans s’arrêter, et les ronronnements du félin continuèrent. Eric, sans fermer les yeux, tenta de percevoir le sentiment qui dominait chez l’ange qui venait d’arriver, afin de savoir si celui-ci était venu sur ce toit avec des pensées belliqueuses en tête.

Mais ce fut finalement la voix de celui-ci qui lui permit de le savoir, ou du moins, de s’en faire une idée. Celle-ci était agréable à entendre, douce et basse, et le ton était poli. Cela suffit pour le moment à Eric, qui resta tout de même sur ses gardes par simple précaution. Il détacha enfin son regard du ciel moucheté d’étoiles, déclarant cette fois-ci forfait. Mais c’était à charge de revanche, comme toujours.. Il reviendrait, le soir suivant, et celui d’après, et continuerait cette sorte de jeu du regard..

Il déplia ses ailes, tourna la tête vers l’homme et l’observa longuement. Comme tous les anges déchus, il était d’une très grande beauté. Un visage angélique, ce qui en soit était parfaitement logique, un timbre de voix agréable à entendre, et surtout, deux immenses ailes noires dans le dos. Un sourire poli effleura les lèvres d’Eric, bien qu’il ne fût pas certain que son interlocuteur pût le voir dans la nuit qui les enveloppait, et il hocha lentement la tête pour acquiescer.

« Effectivement.. On en viendrait presque à regretter que le soleil se lève.. »

Il délogea le chaton de ses jambes et se leva souplement, repliant ses ailes sombres dans son dos sans quitter son vis à vis des yeux.

» Assise sur une poubelle en pleine nuit